Un café qui n’avait plus rien de maure
C’était Le café d’Alger, situé à la jonction du quartier européen et de la médina. Ouvert au tout début des années cinquante du siècle dernier, il a baissé soudainement le rideau, il y a à peine quelques mois.
Prétendant à la
modernité, ses premiers tenanciers, Hadj Ali ben Rabah
et consorts, installaient la première enseigne
lumineuse au néon : « Café d’Alger» sur fond rouge et
vert. Erigé sur les lieux mêmes d’un ancien café maure
tenu par Benabdallah père, il constitua l’événement de
l’époque. L’Echo d’Alger annonçait son ouverture en
grande pompe. Disposant de 600 chaises, dit-on, le
service était assuré par trois équipes tournant sur
les 24 h. L’attractivité commerciale était générée par
l’intense activité hippique qui se déroulait à
longueur d’année à l’hippodrome d’« El-Gaâ».
L’engouement suscité par la célèbre jument «Mabrouka»
y était pour quelque chose ; le harras des Ouled Sidi
Ziane pourvoyait tout le pays en chevaux barbe de
race.Constitué de deux salles imbriquées en forme de
T, dont la barre supérieure comporte deux issues
donnant sur les deux rues adjacentes de part et
d’autre du corps du bâtiment, il n’avait rien de
commun. Un long comptoir permet aux gens pressés de
prendre leur café au pied levé, le reste de la
clientèle disposait de la salle et des terrasses
longeant l’entrée principale ou la poste sur le
trottoir d’en face. La hotte est une immense arcade
sous laquelle étaient agencés les percolateurs de café
et de lait. Moderne, l’équipement, alimenté par une
flamme bleue au gaz butane, surprenait par le
scintillement des chromes. Les tables rondes
métalliques et leurs chaises changeaient les us d’une
clientèle
habituée
jusque-là, aux tables basses installées sur des nattes
à même le sol. Les sirops à la menthe ou à la
grenadine faisaient leur entrée dans des bouteilles
dotées d’un bec verseur. Le thé était servi dans de
petites théières dont le bec mordait à une touffe de
menthe fraîche. Les petits pains beurrés, la brioche
ou les beignets chauds accompagnaient le café au lait
le matin. Il n’y avait pas que les Européens qui
pouvaient se targuer d’avoir un café moderne à
l’instar de celui de la poste dans le coin. La
palmeraie, toute proche, permettait aux maraîchers
installés sur les abords, de vendre le lait et les
figues fraîches tôt le matin. Le lait, servi à l’aide
d’unités de mesure de 200 et 50 décilitres, n’allait
généralement pas au-delà de ces quantités. Les figues
fraîches étaient livrées dans des corbeilles en alfa
capitonnées de feuilles de figuier. Un trait culturel
oasien faisait consommer ce fruit rustique, dès le
lever du jour.Le «café d’Alger», point nodal de la
communauté citadine, connaîtrait-il le même sort que
les restaurants «Le Ritz», «La Palmeraie», «Le Kerdada»,
les hôtels «Le Sahara», «l’Oasis» et d’autres lieux
mémoriels ? Ce lieu mythique a toujours été le point
de ralliement des tendances intellectuelles et
politiques de la cité. Avec pignon sur rue, il donnait
à la fois accès à la Place «Canrobert» plus connue
sous le nom de Ramlaya (Place Emir Abdelkader) du coté
sud et à la vieille médina par son côté nord. Cette
configuration a permis à beaucoup de militants de
semer les forces de l’ordre coloniales, pendant la
Révolution. Café des artistes, il recevait les troupes
musicale de Abdelhamid Ababssa et théâtrale de Hassan
El-Hassani. La proximité de Hammam Lahouel qui servait
de dortoir aux passagers et la salle de cinéma,
utilisée épisodiquement comme salle de conférence lors
des joutes préélectorales, rendait son giron plus
attractif que tout autre lieu. D’ailleurs, l’activisme
politique de l’époque faisait installer le
commissariat de police près de cette salle de
spectacles. Assis en tailleur au-dessus du foyer à
bois surmonté d’une immense poêle à frire, Moussa ben
Chenni, le marchand de beignet, lançait dans l’huile
bouillante ses bouts de pâte étirés. Le produit, servi
brûlant dans des assiettes en aluminium, était fourni
à la clientèle du café, installée sur les terrasses.
Emprisonné pour convictions politiques, Si Moussa
fermait boutique jusqu’au lendemain de l’Indépendance
nationale. Quant à Ahmed Mèch, le receveur indigène de
la poste, lui, n’a pas eu la chance de surpasser
l’écueil de la détention ; il aurait été assassiné au
camp de concentration de Djorf. En contrebas vers
Ramlaya, Ahmed Lakhdar ben Tayar ouvrait la Maison de
la datte où des colis postaux pouvaient prendre
n’importe quelle direction. Ahmed Daba (Abdeladhim)
dont la boutique était mitoyenne sous les arcades,
faisait dans les articles artisanaux dont l’imparable
éventail en palme. Frappé du chameau et du palmier en
fil de soie avec l’inscription «Souvenir de Bou-Saâda»,
ce pittoresque article symbolisait «La cité du
bonheur».Ces implantations n’étaient pas fortuites,
elles gravitaient toutes, autour du terminus des
autocars. Le premier service de cinq heures du matin,
sur les trois quotidiens, de la Société Algérienne de
Transport par Autocar «Satac» à destination d’Alger,
partait à partir du café. Moulay était ce portefaix
marocain, venu on ne sait d’où, qui prêtait ses
services aux voyageurs. Le même premier service
d’autocar, venant dans le sens inverse, ramenait
d’Alger le «journal» aux environs de midi. Le ballot
de «l’Echo d’Alger» jeté du haut de la marche du
véhicule «Floirat» ou «Chausson», était destiné au
buraliste Ali ben Saïd (Terfaya), installé quelques
mètres plus loin sous les arcades (disparues) de la
rue Gaboriau (rue de la République). Le pittoresque
Dissi, habillé à la manière des dockers algérois, y
fourgait sa sardine fraîche ramenée par on ne sait
quel moyen. A l’angle avec le café de la poste se
trouvait «Berred», était-ce son vrai nom ou plutôt
celui de la fonction qu’il remplissait pour qu’on
l’ait appelé ainsi ? Son kiosque était la halte
obligatoire des journées caniculaires. On y servait du
jus sucré préparé dans un grand chaudron en aluminium,
dans lequel flottaient des tranches de citron et un
gros morceau de glace. Un poussif ventilateur aidait à
rendre l’endroit plus clément. L’après-midi, c’était
au tour de Ammar de vendre ses pois chiches
saupoudrées de cumin qu’il servait, dans des cornets
faits de papier gommé. Sur l’accotement droit et plus
loin
que le café maure Daidah (reconverti) en allant vers
la Place colonel Pein (Place des Martyrs), Amira ben
Lograb recevait «la Dépêche de Constantine». Le
journal était livré via Bordj Bou-Arréridj par les
défuntes «Messageries du Sahara» de Boukamel,
richissime transporteur du M’Zab. La boutique Lograb a
longtemps constitué la caverne d’Ali Baba pour les
enfants. On y trouvait de la confiserie orientale, le
Kalbelouz notamment, le nougat introduit par Bounab
revenu de son exil syrien et autres toupies et jeux
pyrotechniques. Salah, le non-voyant, suppléait à
l’absence de bureau de tabac, il vendait ses «Bastos»
et «Camélia sport» qu’il tirait de son couffin
dissimulé sous son ample gandoura. Cette pratique ne
pouvait relever que de la retenue morale, qu’il
témoignait à l’égard de la collectivité.Le «carrefour»
était cet endroit névralgique constitué par le
croisement de la rue Saussier (rue du Moudjahid) qui
menait vers les renseignements généraux, la
gendarmerie, le siège de l’Administrateur et la rue
principale sur laquelle donnait la poste, l’hôtel
Beauséjour, le syndicat d’initiative. Ce dernier était
tenu par le légendaire Dib Khadir, crieur public
officiel. Doté d’une soyeuse barbe blanche, en tenue
traditionnelle et guenour (turban), il roulait son
tambour avant de lancer son «avis» à la population. Il
annonçait occasionnellement le programme de l’unique
salle de cinéma l’Odéon où M’Khabel Richou, détenait
le monopole de la cacahuète grillée. Le «café des
Sports» de Bébère était le point de rassemblement des
bourgeois juifs européanisés, plus loin à l’extrémité
sud de la rue se trouvait l’Hôtel «Transatlantique»
actuel «Kerdada» probablement seule survivance avec
«Le Caïd», d’un tourisme qui se voulait exotique. Kada
le polyglotte, en tenue blanche traditionnelle,
arborait en bombant le torse, un macaron rouge et or
sur lequel était inscrit : guide officiel. Freidja, en
face, vendait ses roses de sable et ses «guenbri» en
carapace de tortue. Ce célèbre hôtel a abrité
d’illustres personnages, de Gide à Colette, des stars
internationales, de Victor Mature à Hédy Lamarr
pendant la réalisation de «Samson et Dalila», de
Johnny Wesmuller pendant le tournage de «Tarzan» à
Marcel Pagnol pendant celui de «Tartarin de Tarascon»
et bien d’autres oeuvres cinématographiques. Les rues
citées plus haut, promenade vespérale des résidents,
étaient aspergées d’eau dès le début de l’après-midi.
La citerne communale mouillait l’asphalte brûlant à
l’effet de le rafraîchir. Cette évocation d’apparence
nostalgique n’a pas concerné que la période coloniale
; elle balaie aussi dans le souvenir de la période
post-indépendance, jusqu’au milieu des années
soixante-dix. On vivait la ville dans son concept
socio-urbain. La judicieuse répartition, même
empirique des tâches, participait d’un souci évident
de cohésion sociale. Le projet individuel, aussi
modeste soit-il, s’inscrivait dans une dynamique de
groupe où la notion de service public ne pouvait être,
parfois, le fait que de la seule communauté. Se
confondant avec le nom Benabdallah père et fils,
gérant du fonds de commerce, le «café d’Alger», ce
bien légué par le défunt Brahim Hamida (1), va-t-il
connaître la dislocation inéluctable de la succession
ou bien un meilleur sort ? Les charges mémorielle et
émotionnelle que charrie cet édifice ne peuvent être
escamotées aussi brutalement et sans appel !
L’autorité municipale est interpellée à plus d’un
titre pour trouver la solution qui siérait le mieux à
la préservation de ce patrimoine commun.
(1) A part Salah le non-voyant, la plupart des
personnes évoquées dans le texte ne sont plus de ce
monde
F.ZAHI
Le texte a été publié sur le quotidien d'Oran (http://www.lequotidien-oran.com/), dans son édition du 21 septembre 2008
Les images figurent sur http://michel.megnin.free.fr